Nedved Nico porte la poisse
.by Nedved Nico

 

Pointe du Vallon des Etages.

" T'inquiètes pas, marcher ça ne me dérange pas, j'ai jamais eu d'ampoules, et je supporte pas de dormir en refuge. "
Avais-je enfin trouvé l'oiseau rare ? Ce rude camarade de cordée convoité depuis tant d'année, celui qui, sans dire un mot ,saurait ce que l'autre attend et pense, celui qui saurait marcher des heures durant avec juste trois petits pimousses pour repas, celui qui supporterait froid et vent sans mot souffler ? C'était encore trop tôt pour le dire mais jamais les signes n'avaient été aussi encourageants. Après quelques rudes hésitations nous nous étions décidés pour le pilier Rébuffat à la Pointe du Vallon des Etages : un sommet peu fréquenté, une voie élégante, un nom qui fait rêver.

Une nouvelle fois, à la Bérarde, après la trilogie infernale - melon pas mûr, sandwich pas frais et eau chaude - nous bouclons les sacs et attaquons le sentier. Les premières minutes dépassent mes espérances, j'ai du mal à suivre le rythme, les cuisses qui brûlent et un peu trop soif pour être honnête. Pourtant, peu de temps après nous devons nous arrêter : mon camarade vient de se faire une rude ampoule au pied droit. Et jusqu'au bivouac, sans dire un mot, il saura me faire comprendre ce qu'il pense de ses chaussures. Mais pour l'instant le sentier quitte la vallée principale, au niveau du refuge-hôtel du Carrelet, pour remonter celle moins fréquentée du glacier du Chardon, puis remonte directement un groupe de barres rocheuses pour atteindre le glacier de l'Ane, totalement désert, suspendu entre la masse rocheuse de la Pointe du Vallon des Etages et la vallée. Derrière moi un petit point progresse, lentement, renonçant à présent à s'arrêter. Plus tard dans l'après-midi il me rejoint au bivouac. Une petite demie-heure de terrassement plus tard nous nous sommes aménagés deux couchages confortables sur la moraine avec coin cuisine et range-sac incorporé. Mais face au pilier, l'eau met trop de temps à bouillir, le regard s'est perdu trop longtemps dans les reliefs à la recherche de l'itinéraire, la douleur a eu trop le temps de se faire sentir : nous savons sans mot dire ce que l'autre attend. Seul compte désormais de savoir qui craquera le premier, et peu importe qui " craqua " en effet.

Le lendemain nous remontons lentement les pentes du glacier jusqu'au col, je crois que Stéphane a vraiment mal au pied, et même la suite, une petite escalade pourtant facile et peu exposée en sera gâchée. Nous arrivons au sommet, mi heureux-mi déçu, contents toutefois de découvrir le massif depuis ce point central, contents de ce premier sommet, contents aussi d'avoir su renoncer. A la descente, la voie passe sous deux blocs gigantesques adossés sur l'arête. En lançant le rappel nous coinçons rudement la corde entre des blocs en équilibre relatif. Sans dire un mot, nous dégageons une à une les pierres de l'édifice, nous arrêtant quand un grincement semblant trop fort pour survenir des blocs que nous manipulons se fait entendre. Puis, le bras engagé jusqu'à l'épaule, de la pointe du piolet, allongé sur le sol, Stéphane réussit à crocheter la corde.
Le reste de la descente se déroule sans encombre, en partie en ramasse, en partie en glissade, cette fois le talon ne bouge plus dans la chaussure. Le glacier du Chardon succède à celui de l'Ane, puis la vallée et bientôt la Bérarde. Au niveau du Carrelet nous rattrapons, puis dépassons un groupe de trois.
Nous ne faisions presque pas la course, en tout cas c'est pas nous qui avons commencé. Nous étions devant, marchant bon train, retrouvant la complicité silencieuse de ces cordées si bien formée, et seul derrière nous le bruit pressé des semelles frappant le sol nous indiquait notre avance. Plus bas le sentier de blocs laissa place à du sable, et nous ne pûmes plus juger du retard du groupe 2. Nous ne nous sommes pas retournés, quand même pas ; mais la victoire semblait acquise et nous baissâmes le rythme. Mais juste avant le parking le sentier fléchit soudain dans un chaos de pierre mal agencées, et sur nos talons nous entendîmes la marche forcée des poursuivants recollant au train. Alors qu'ils parvenaient à leurs fins, en une " rude" accélération fulgurante (qui fut peut être la cause de l'accident) nous déclenchâmes et remportâmes le sprint final. Arrivés à la voiture, pas un bruit, pas une parole. Quand nous jugeâmes qu'il nous était permis de se retourner sans se trahir, nous vîmes passer, clopint- clopant, soutenu par ses deux camarades, le genou en sang, et sans un regard pour ses vainqueurs, notre poursuivante…
C'est vrai la montagne est dangereuse, aussi vaut-il mieux être sûr du compagnon qui est à l'autre bout de la corde. Peut-être n'avions-nous pas atteint notre objectif, peut-être aurions-nous pu tenter quand même ce pilier, peut-être oui. Mais l'important était ailleurs, j'avais rencontré un camarade, sincère, franc et vrai, un de ces hommes avec lequel je pourrai faire de la luge ou du scrabble en toute confiance et ça, ça valait plus que tout le reste à mes yeux…


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